Le canton de Brignoles, prototype de « l’espace périurbain subi »

Publié le par lavaguevilleurbanne

DANS "MEDIAPART", une analyse de la cantonale de Brignoles, dans une approche en termes d'"insécurité culturelle" que j'apprécie :

 

Pour le géographe Laurent Chalardla victoire du candidat du Front national dans le canton de Brignoles illustre les difficultés des classes populaires, qui se trouvent rassemblées dans cette partie du Var quand elles auraient préféré, avec de meilleurs revenus, habiter ailleurs. Le symptôme d'une « crise identitaire certaine dans le contexte déstructurant de la mondialisation et de l’émergence d’une société multiculturelle ».


La victoire du candidat du Front national, Laurent Lopez, dans le canton de Brignoles, au nord du département du Var, a défrayé la chronique, pas tant par sa nouveauté que par l’ampleur de son succès (il a recueilli 5 031 voix, soit plus que le précédent candidat frontiste qui l’avait emporté aux mêmes élections en 2011 avec 4 407 voix), et ce, malgré l’existence d’un « front républicain » qui a bénéficié de nombreux soutiens. Les analystes politiques s’inquiètent donc légitimement de cette augmentation en voix, dans un Midi où l’on pensait que l’extrême-droite ne possédait plus de marge de progression, contrairement à d’autres régions du nord-est du pays, terre de conquête pour le parti de Marine Le Pen. En effet, ces derniers temps, les territoires qui semblaient donner de forts pourcentages de vote à l’extrême-droite présentaient plutôt un profil de tradition industrielle, combinant pertes d’emplois, déficit migratoire important et fort taux de chômage, ensemble de facteurs favorables à l’expression d’un mécontentement par les électeurs, pouvant se traduire par un vote contestataire.

Or une étude détaillée du profil géographique du canton de Brignoles montre que cette grille d’analyse ne peut s’y appliquer, car l’utilisation des critères démographique et économique donne l’image a contrario d’un territoire parmi les plus dynamiques du pays. En effet, la population a augmenté de près de 4 000 habitants entre 1999 et 2010 dans le chef-lieu Brignoles, soit une progression du tiers (à titre comparatif, à l’échelle nationale, elle a été de 7 %), et de 10 000 habitants dans le canton sur la même période, soit une hausse de plus de moitié, correspondant à une accélération sensible par rapport à la décennie précédente, où le canton n’avait gagné « que » 3 400 habitants et la ville-centre un gros millier d’habitants. Parallèlement, le nombre d’emplois est passé de 6 910 en 1999 à 10 248 en 2010 à Brignoles, une augmentation conséquente de près de 50 %, performance qu’envieraient de nombreuses autres communes françaises ! Une fois tenu compte du traditionnel plus fort tropisme vers l’extrême-droite de la région Provence-Alpes-Côte-d’Azur, ce canton ne devrait donc pas être le plus concerné par la montée du Front National. Pourtant, ce n’est pas le cas.

En fait, le canton de Brignoles constitue le prototype de « l’espace périurbain subi ». Les populations moins aisées de l’aire métropolitaine marseillaise, qui souhaitent cependant accéder à tout prix au « rêve » périurbain, c’est-à-dire la maison individuelle, ont dû se tourner en général vers des communes au coût du terrain beaucoup plus faible, de plus en plus loin de la ville-centre et de leur lieu de travail, dans une troisième couronne périurbaine émergente. Ces populations appartiennent aux classes moyennes inférieures, pour reprendre la terminologie de Louis Chauvel à partir du revenu disponible annuel (un quart des ménages en France), qui se composent d’employés administratifs, ouvriers qualifiés, chauffeurs routiers, ou techniciens. Leur localisation dans ces territoires est subie, dans le sens où si elles en avaient les moyens financiers, ces populations habiteraient probablement en périurbain plus proche ou plus « chic » (leur choix est restreint). L’ouest varois, dont fait partie le canton de Brignoles, peut être considéré comme un cas typique, se caractérisant par ses taux de vote d’extrême-droite les plus élevés. La périurbanisation importante change la composition sociologique  du territoire avec l’arrivée de ménages populaires plus ou moins jeunes qui viennent s’y loger, préférentiellement en habitat pavillonnaire, car le prix est trop élevé dans un rayon de trente kilomètres autour d’Aix-en-Provence (J. Viard, 2003).

Les populations résidentes, comme susmentionné principalement des employés et les ouvriers qualifiés, sont moins diplômées et ont un statut social inférieur à « l’espace périurbain choisi », plébiscité par les cadres et les professions intermédiaires. Par exemple, le pourcentage de cadres à Brignoles : 10,2 % en 2010, est largement inférieur à la moyenne de l’aire métropolitaine marseillaise et doit être comparé avec les 28 % de cadres que compte Châteauneuf-le-Rouge, commune de « l’espace périurbain choisi » près d’Aix-en-Provence. Les nouveaux habitants connaissent parfois des problèmes financiers (ayant du mal à s’acquitter du paiement des traites de leur maison, des nombreux déplacements, de l’obligation de posséder deux voitures…) qui se traduit par l’endettement, voire le surendettement, et le taux de chômage y est souvent plus élevé. En conséquence, le vote d'extrême-droite peut traduire un certain mal-être périurbain dans une population qui a été déçue par rapport à ce qu’elle espérait (le mythe périurbain laissant place à la réalité et à un certain nombre de désillusions), et dont les conditions sociales sont loin d’être idylliques (la construction est de moins bonne qualité, les temps de trajet quotidiens sont longs…) même si elles sont bien meilleures que dans les quartiers difficiles des grandes villes. En outre, certains de ces nouveaux périurbains sont probablement des populations ayant quitté des quartiers à forte mixité sociale et ethnique, qui reportent leur éventuelle animosité sur la petite communauté maghrébine présente dans le centre-ville de Brignoles, objet de tous les fantasmes. Il s’est produit un transfert d’électeurs frontistes des quartiers difficiles de Marseille ou d’Aix-en-Provence vers une périphérie lointaine, ce qui explique aussi le relatif déclin en valeur absolu du vote extrémiste dans les quartiers populaires par rapport aux années 1980, pour la simple raison que les populations concernées sont parties entre temps.

Finalement, l’espace périurbain « subi » correspond à une partie de la France « périphérique » définie par le géographe Christophe Guilluy, dont le modèle serait l’employé d’un lotissement pavillonnaire bas de gamme. Il n’abrite pas les populations les plus pauvres, qui restent concentrées dans le parc social des grandes métropoles, mais des populations relativement fragiles des franges inférieures de la classe moyenne traversant une crise identitaire certaine dans le contexte déstructurant de la mondialisation et de l’émergence d’une société multiculturelle. Le canton de Brignoles en constitue un bon exemple. 

Laurent Chalard, géographe (ECIA)

Publié dans Extrême-droite

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