Pourquoi Mélenchon stagne derrière Le Pen
L'an dernier, J-L Mélenchon avait lancé une guerre totale contre Marine Le Pen, prévoyant qu'en définitive, après la déroute des forces politiques traditionnelles, le Front de Gauche et le Front National se retrouveraient face à face. Un an plus tard, il est difficile de nier la situation comparée de Marine Le Pen et de Jean-Luc Mélenchon dans l'opinion publique, selon les sondages qui se succèdent au fil des semaines : Le Pen progresse, notamment au sein des classes populaires, tandis que Mélenchon patine.
Le succès de la manifestation du 5 mai lancée par J-L Mélenchon n'arrêtera pas hélas la poussée de Le Pen dans l'opinion publique : selon un sondage récent, elle obtient 23% d’intention de vote d'un éventuel 1er tour d'élection présidentielle (sondage CSA pour BFMTV, 29 avril).
Pour comprendre cet avantage provisoire de Le Pen sur Mélenchon, il faut prendre au sérieux un facteur, qui à mon sens n'a pas été suffisamment souligné, bien qu'il soit tout simple : le discours de Le Pen est simple et clair (malgré son absurdité et sa dangerosité), alors que celui de Mélenchon ne l'est pas hélas. Du coup, Mélenchon ne convainc guère les classes populaires pour le moment.
1) Le discours de Mélenchon : trop compliqué, trop décalé
En 2011 et 2012, lors de la formidable campagne pour la présidentielle, J-L Mélenchon avait séduit des millions de citoyen-ne-s par ses talents de pédagogue, dans ses meetings et ses émissions : le slogan "Place au peuple !" signifiait que ce peuple allait être accueilli à la table, qu'il allait participer au débat et à la construction du programme, et que tous les participants allaient s'enrichir mutuellement.
Depuis l'été 2012, le style de J-L Mélenchon et de ses lieutenants a sensiblement changé : plus d'agressivité (souvent gratuite) à l'égard des médias, du PS, d'EELV, etc. (plusieurs fois même ses propres alliés du PCF), moins d'éducation populaire, un discours moins positif et constructif. A la télévision, J-L Mélenchon critique en bloc le système médiatique et attaque brutalement les journalistes : cela peut être divertissant un moment, mais en quoi cela concerne-t-il les problèmes concrets des citoyens aujourd'hui, notamment les plus défavorisés ?
Faute de débouché politique face à un PS social-libéral imperturbable (allié localement au PCF), J-L Mélenchon veut engager le Front de Gauche dans une double fuite : à la fois une fuite en avant (la guerre contre le "système", des marches de rue et la demande d'être premier ministre, pour fonder une hypothétique 6e République), et une fuite en arrière (une nostalgie ouvriériste et révolutionnaire, avec de nombreuses références historiques), toutes deux largement décalées par rapport aux préoccupations des Français les plus défavorisés.
Un blogueur parle du "populisme vintage" (retro) de J-L Mélenchon :
"On lit beaucoup –trop– que Le Pen et Mélenchon se positionnent sur le même créneau avec, finalement, des offres politiques emballées dans les mêmes slogans. C’est en fait tout l’inverse.
«Partisan de l’agir davantage que du seul parler, mes amis, après un tour de table avec mes camarades, je fais donc la proposition d’une marche pour la Sixième République […]
Notre dénonciation de l’oligarchie prend des visages, des noms, des adresses. La communauté de mœurs, de vie, d’appétits, de fréquentations qui unissent les puissants du “bipartidarisme” éclate au grand jour. Voilà ce que j’appelle “l’officialisme”.» (extraits du blog de J-L Mélenchon)
La grosse erreur va consister un peu partout à parler de populisme à propos de Jean-Luc Mélenchon, alors qu’il s’agit d’un méta-populisme: un registre de langage trivial, volontairement agressif et provocateur, mais enrobé dans une syntaxe merveilleusement complexe, telle qu’aucun politique de la Ve ne la pratique plus. (...) Une posture paradoxale à même de séduire les électeurs les plus instruits et les plus politisés (...) Son modèle est d'ailleurs Mitterrand, le dernier président littéraire du pays." ("Le populisme vintage de Mélenchon", dans SLATE, 15 avril 2013)
Il y a un vrai talent et un plaisir du verbe chez Jean-Luc Mélenchon, mais hélas un discours peu clair : le Front de Gauche est-il dans une opposition claire au PS et au gouvernement, donc est-il prêt à le faire perdre ? Même une question aussi simple ne reçoit pas de réponse claire et définitive : comment les électeurs peuvent-ils s'y retrouver ?
De son côté, le FN a achevé sa "dédiabolisation", et Le Pen prend le contrepied exact de Mélenchon : elle se fait discrète dans les médias (elle n'est même pas allée aux manifs anti-mariage pour tous), passe pour une mère de famille proche des gens (comme si elle n'était pas l'héritière de son père), et récupère des thèmes sociaux concrets qui étaient naguère des marqueurs de gauche (la résistance à la mondialisation, la défense des services publics et du peuple qui souffre... le 1er mai, elle affichait "LE PEUPLE D'ABORD", et non "Les Français d'abord", slogan classique du FN), tout en gardant bien sûr ses "fondamentaux" sur l'immigration. C'est une escroquerie pour les classes populaires, mais c'est habile et ça marche.
Selon Jérôme Sainte-Marie, de l'institut CSA : "A l’inverse de celui de Marine Le Pen, le discours de Jean-Luc Mélenchon sur l’immigration le rend largement inaudible dans certaines catégories populaires. Plus fondamentalement, le Front de Gauche est aussi victime de la crise de la social-démocratie dont Jean-Luc Mélenchon est issu. Il se positionne sur un projet redistributif en panne de crédibilité. Par contraste, le programme que l’on pourrait qualifier « d’égoïsme national » du FN est facilement compréhensible et promet des effets immédiats.
2) Le déni de la percée du FN dans les classes populaires
Contrairement à ce que dit J-L Mélenchon, les ouvriers et les pauvres sont ceux qui votent le plus pour Le Pen : c'est un phénomène plus récent qu'on l'a dit, mais depuis quelques années il est incontestable. Plus on est pauvre et ouvrier, plus on vote Le Pen ; plus on est riche et diplômé, moins on vote Le Pen.
Jean-Luc Mélenchon ne touche pas encore vraiment les ouvriers, et son électorat est plutôt issu de la classe moyenne et du secteur public. Au plan électoral, il n'est donc pas en concurrence directe avec le FN, mais avec le PS ou EELV (selon les lieux et les scrutins) : enseignants, fonctionnaires, étudiants...
Au plan géographique, Mélenchon lors de la présidentielle de 2012 a percé dans le Sud-Ouest et l'Ouest de la France, fiefs traditionnels du PS, et - belle réussite - il a mordu dans le Sud-Est, bastion ancien du FN ; mais il est passé à côté des régions sinistrées du Nord et de l'Est, les plus ouvrières et les plus pauvres (comme l'ont montré, cartes à l'appui, E.Todd et H.Le Bras dans Le Mystère français)
Attaquer le FN avec un langage populiste ("le coup de balai" contre "le système", etc.) démontre une méconnaissance à la fois des classes populaires et de l'électorat du FDG lui-même. Non, le peuple n'est pas grossier, il n'est pas malpoli, il ne parle pas comme Mélenchon ! Il y a au contraire une dignité et une réserve, chez les "gens de peu", que devraient comprendre le président du PG et ceux qui le conseillent : la grande majorité des citoyens, même de gauche, ne se reconnaissent pas dans ce style.
Les dérapages (plus ou moins volontaires) de J-L Mélenchon n'attirent pas vers nous ces électeurs du FN, encore moins ceux du PS et d'EELV (ce qui est l'objectif principal, ne l'oublions pas)... mais ils risquent de rebuter au contraire beaucoup d'électeurs du FDG : vous entendez souvent autour de vous des gens dire du bien de Mélenchon ? Moi de moins en moins...
En conclusion : quand la gauche - qu'elle soit radicale, ou bien du PS ou d'EELV : peu importe contre le FN ! - va-t-elle enfin engager la bataille des idées contre le FN, de manière efficace, en partant des préoccupations actuelles des gens ? Plutôt que d'insulter les militants et sympathisants du FN, et prétendre incarner a priori les classes populaires, la gauche devrait se donner la peine de montrer, de manière claire et compréhensible par tous, les non-sens de son programme, ses diagnostics faux, son héritage pétainiste, etc.
J-L Mélenchon et les militants du Front de Gauche doivent retrouver la veine de l'éducation populaire (et sur des thèmes plus concrets que la fumeuse 6e République), qui avait permis les résultats spectaculaires de la gauche radicale à la présidentielle de 2012.
E. B.
L'adhésion aux idées du Front national (FN) progresse. C'est ce qui ressort du baromètre annuel de TNS-Sofres, rendu public mercredi 6 février. Selon ce sondage, 32% de Français se disent "tout à fait" ou "assez" d'accord avec les idées du parti de Marine Le Pen. Décryptage de cette étude par Thomas Guénolé, politologue à Sciences-Po.
Marine Le Pen entourée de journalistes à Paris, le 18 décembre 2012 (REVELLI-BEAUMONT/SIPA).
Le baromètre d’image 2013 du Front national réalisé par l’institut de sondages TNS-Sofres a été abondamment repris par les médias. Deux types de données ont été systématiquement mis en avant : d’une part les 51% de Français considérant que le FN est un parti comme les autres ; d’autre part le taux d’acceptation d’accords électoraux entre la droite et l’extrême droite.
Ce ne sont pourtant pas les informations les plus intéressantes de cette enquête.
Une adhésion croissante aux idées du FN sur l'immigration
En réalité, les résultats les plus spectaculaires concernent le taux d’adhésion aux thèses du FN en matière de rejet de l’immigration et, par amalgame, de l’islam.
- "On ne défend pas assez les valeurs traditionnelles en France" : 72% des Français, 59% des sympathisants de gauche et 86% des sympathisants de droite sont d’accord.
- "On accorde trop de droits à l’islam et aux musulmans en France" : 54% des Français, 37% des sympathisants de gauche et 77% des sympathisants de droite sont d’accord.
- "On ne se sent plus vraiment chez soi en France" : 54% des Français, 25% des sympathisants de gauche et 61% des sympathisants de droite sont d’accord.
De fait, un terme dans le débat public crée un immense malentendu : droitisation. Ce néologisme est apparu durant le quinquennat de Nicolas Sarkozy pour faire référence, entre autres faits marquants, à la création du ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale, au discours présidentiel de Grenoble faisant le lien entre immigration et criminalité, à la circulaire Guéant faisant le lien entre immigration et chômage, et à l’engagement de campagne électorale en 2012 de revenir sur la libre circulation aux frontières née des accords de Schengen.
Ce néologisme crée la confusion car il induit que plus vous vous rapprochez des thèses du FN, plus vous êtes de droite, la position la plus poussée vous conduisant ainsi à l’extrême droite. Or c’est objectivement faux.
La droitisation, un non-sens politique
La droite contemporaine repose sur six fondamentaux auxquels adhèrent ses électeurs : le rejet viscéral de la gauche, le mérite individuel contre l'assistanat, le secteur privé performant contre le secteur public inefficace, le souhait de baisser les impôts, un conservatisme moral, l'hostilité à l'immigration.
Sur cette base, quatre familles insistent chacune sur une partie de ces fondamentaux : la droite libérale, la droite néogaulliste, la droite morale et la droite sécuritaire. Logiquement, évoquer une droitisation est donc un non-sens, puisque immédiatement, on objectera qu’il faut préciser de quelle droite on parle. En d’autres termes, droitisation est un néologisme aussi flou qu’inopérant. (...)
À la compétition électorale s’ajoute une bataille des idées qui surdétermine pour partie son issue. Cette frontisation est à cet égard, de la part de la droite comme de la gauche, une capitulation en rase campagne.
La défaite du rationalisme
À gauche, il y a eu notamment abandon de la grille de lecture sociale des questions d’immigration. Par exemple, plus aucun responsable socialiste, sous peine de se voir taxer d’angélisme, n’ose affirmer que la surproportion d’immigrés dans la délinquance et la criminalité est une conséquence logique de la surproportion d’immigrés touchés par la pauvreté et par le chômage.
À droite, il y a eu incorporation complète, non seulement des diagnostics, mais également des préconisations du FN sur les questions d’immigration. Qu’il s’agisse de l’amalgame entre immigration et criminalité, entre immigration et chômage, ou entre immigration et islam, il n’y a de fait plus de différences significatives aujourd’hui entre les discours publics de la droite et de l’extrême droite sur ces sujets.
Dans ce contexte, sans aucun parti de gouvernement pour lui porter la contradiction au cœur même de son argumentaire et de son référentiel idéologique, il est parfaitement logique qu’une proportion croissante de Français considère le FN comme un parti normal, voire adhère à ses thèses.
Or lorsque tel ou tel tribun raconte objectivement n’importe quoi, et que nul ne lui apporte la contradiction par une argumentation reposant sur les faits plutôt que sur une accumulation de préjugés, alors, il y a nouvelle défaite en rase campagne : celle du rationalisme.
Pour ne prendre qu’un exemple, selon le rapport universitaire Chojnicki pour le ministère des Affaires sociales, les immigrés reçoivent de l’État 48 milliards d’euros mais lui en reversent 60, soit un solde positif de 12 milliards d’euros. Il est donc factuellement faux – autrement dit faux – de dénoncer le coût de l’immigration pour notre pays.
L'immigré communautariste, un péril fantasmé
S’il faut prendre un autre exemple, selon l’Observatoire des inégalités, une personne de nationalité marocaine, dont le nom et le prénom sont à consonance marocaine, doit déposer en moyenne 277 CV avant d’obtenir une proposition d’entretien d’embauche pour un poste de comptable, tandis qu’une personne de nationalité française dont le nom et le prénom sont à consonance française doit en déposer en moyenne 19, soit 14 fois moins.
Il est donc factuellement faux – autrement dit, faux – de dénoncer une propension des immigrés à refuser de travailler et à être plus touchés par le chômage pour cette raison, alors que cette propension s’explique par la discrimination à l’embauche.
L'écrasante majorité des immigrés ne pose rigoureusement aucun problème d'insécurité, de délinquance ou de criminalité. L'écrasante majorité des immigrés ne coûte rien aux finances publiques et leur rapporte : elle exerce un emploi, paye ses impôts, paye ses cotisations. L'écrasante majorité des immigrés adhère aux valeurs républicaines et, sur la question régulièrement mise en avant de la laïcité, ne se définit elle-même pas par sa religion. (...)