"On n'est pas chez les Bisounours..."

Publié le par lavaguevilleurbanne

 

Ce billet n'évoque aucune organisation politique ni personne en particulier. Il s'agit d'une petite réflexion sur les relations humaines dans la vie militante en général, et sur certaines expressions à la mode en particulier.


L'expression est très à la mode depuis quelques années - notamment dans le milieu politique - même si peu d'adultes connaissent les aventures de ces sympathiques ours multicolores. Il s'agit de railler ceux qui mettraient en avant les qualités humaines et les exigences morales : "on n'est pas chez les Bisounours" permet de clouer le bec à son interlocuteur, coupable de naïveté ou d'angélisme... L'expression est une manière facile de justifier (ou plutôt d'éviter d'avoir à justifier !) des comportements injustifiables.

 

En dépit des discours convenus sur la "fraternité" et l'unité entre camarades, la politique est ainsi présentée comme un univers de combats sans merci, de manipulations sans scrupules, mais pour la bonne cause bien entendu... En adhérant, on est prié de ne pas trop regarder dans les coulisses, de ne pas trop poser de questions sur certaines pratiques limites, considérées comme des dégâts collatéraux inévitables. "Seule la victoire est belle", comme disent les sportifs ; les rugbymen ont d'ailleurs choisi comme trophée du championnat de France le "bouclier de Brennus", ce chef gaulois qui aurait lancé aux Romains qu'il avait battus : "Vae victis !", "Malheur aux vaincus!"...

 

Comme on sait, la politique emprunte couramment le vocabulaire et les valeurs des univers guerriers ou sportifs, mais avec moins de panache et une bonne dose de cynisme supplémentaire : la camaraderie et le fair-play élémentaire s'effacent souvent, et - même si l'on n'ose le déclarer publiquement - "la fin justifie les moyens", que ce soit dans les campagnes électorales, dans les élections internes aux partis, ou dans toute autre activité politique. Variante des Bisounours, pour justifier l'élimination de membres de son propre parti : "Personne n'est irremplaçable", ou "On ne l'a pas forcé-e à venir, il-elle savait à quoi s'attendre"...

 

La politique, ce serait donc forcément cela ? Un univers impitoyâââble où l'on devrait se comporter comme aux échecs, en calculant tous ses coups, sans amitié véritable, sans confiance envers ses camarades ? Ce dernier mot a-t-il seulement un sens ?

 

Concernant le débat avec les adversaires politiques, le langage est bien sûr encore plus agressif, souvent insultant : là encore, est-ce une fatalité ? La politique doit-elle forcément être un défouloir, pour toutes sortes de pulsions malsaines, normalement contrôlées dans la vie quotidienne ? Le  simple respect de ses adversaires républicains - qui peut être aussi vu comme le respect pour la démocratie elle-même - est-il hors de propos ? L'invective et la haine ont-elles leur place dans un débat argumenté ? Il semble que oui, hélas, car "on n'est pas chez les Bisounours"...


Alors que la politique devrait être une activité désintéressée, pratiquée collectivement dans un esprit d'amitié et de bienveillance, au service de nos concitoyens (et avec eux si possible), elle devient souvent hélas l'art de ne pas dire ce qu'on fait, de ne pas faire ce qu'on dit : une mise en scène cynique au bénéfice de quelques-uns, fondée sur des idéologies et des pratiques obsolètes, détestées (à juste titre) par la grande majorité de la population.


Et l'on s'étonne après que les citoyens - et pas seulement les jeunes - se désintéressent de la politique, ou plus exactement des partis politiques (qui sont, selon les sondages, les organisations en lesquelles les Français ont le moins confiance... alors qu'ils visent à prendre le pouvoir...)

 

Je réponds que ceux qui adhèrent à ces idées reçues se trompent profondément sur la nature de l'engagement politique. Si nous consacrons autant de temps, d'énergie et d'argent aussi à vouloir changer la vie de nos concitoyens et le fonctionnement de la cité, c'est parce que nous voulons tisser des liens authentiques avec d'autres citoyens. Nous voulons leur faire confiance, et leur demander de nous faire confiance, que ce soit à l'intérieur des organisations politiques ou lors des scrutins électoraux.


Dans ce domaine, l'éthique (individuelle et collective) est essentielle pour donner un sens aux mots et aux pratiques, et pour que le mouvement politique puisse se développer, et accueillir dans de bonnes conditions de nouveaux adhérents et sympathisants. Pour cela, la manipulation, le mensonge et la haine sont non seulement indignes, mais ils ne mènent à rien, et ne devraient jamais avoir le dernier mot.


Nous connaissons tous hélas des arrivistes, des manipulateurs ou des petits chefs sans scrupules, éliminant leurs rivaux (réels ou potentiels), n'ayant confiance en personne, ne remerciant pas ceux qui leur rendent service. Ils parleront  souvent du "collectif", de la "démocratie", et de la "fraternité" entre camarades tout en conservant un maximum de pouvoir pour eux. Ces méthodes sont tristement banales : les textes ou les ordres du jour des réunions sont préparés à l'avance, seul ou en tout petit groupe, puis l'on demande au groupe de proposer des changements après-coup - changements minimes forcément, qui ne modifieront pas l'esprit et la structure du premier document (même si celui-ci est mauvais au départ). Vieille recette politicienne. Bien entendu, ils diront qu'ils n'ont "pas d'ennemis", qu'il n'y a "pas de chef", et qu'ils sont là pour "protéger le groupe"...


Ceux qui ne veulent pas travailler avec TOUS et toutes dans leur groupe militant, parce qu'ils refusent de faire confiance à tous leurs camarades, se donnent plus de chances de réussir en politique à court terme, on ne peut le nier... Mais à long terme, d'un point de vue qualitatif, ils produisent un travail non seulement médiocre humainement (ce qui ne serait pas forcément dramatique en soi) mais politiquement inefficace. Moins de militants présents aux réunions, moins d'adhérents nouveaux, moins de public aux soirées-débats : le résultat est toujours le même, les mauvais arbres ne peuvent donner de bons fruits.

 

Néanmoins, en général cela ne les dérange pas le moins du monde... En bons bureaucrates, ils trouveront toujours de bonnes raisons à cette stagnation, et gare à ceux qui proposeront des manières de faire plus ouvertes et plus collectives ! Puisque le chef vous dit que c'est le collectif qui décide !

 

En outre, la malveillance et la défiance entre membres d'une même organisation sont inefficaces au plan technique, et conduisent immanquablement à des erreurs et des gaspillages de ressources (j'en ai vu de multiples exemples). La gentillesse n'est pas forcément une preuve d'intelligence et d'efficacité, mais ces qualités vont généralement de pair ; à l'inverse il est certain que la haine rend con.

 

Ceux qui se permettent d'avoir de mauvaises intentions à l'égard de certains de leurs camarades sont tout simplement des incompétents : de nombreuses études en sciences sociales ont montré que la coopération était généralement plus efficace que la compétition et la défiance. A fortiori, des militants critiques du libéralisme et du capitalisme devraient être particulièrement sensibles à cette coopération conviviale !


Bien entendu, la politique ne se fait pas toujours dans la dentelle - et en effet, nous ne sommes pas au village des Bisounours... Les adversaires (les vrais, dans les camps d'en face) ne font pas de cadeau, et même au sein des organisations, des conflits peuvent apparaître, pour des raisons politiques ou personnelles : il ne s'agit pas de les ignorer. Mais pour qu'ils soient constructifs, et positifs pour le groupe, ils doivent se traduire par des arguments, par un débat ouvert et courtois, fondé sur la bienveillance, la confiance et le désir de dépasser les clivages, comme on le ferait entre amis.


Quitte à paraître naïf, je reste convaincu que faire de la politique, c'est être à l'écoute de tous, mettre en valeur ce que chacun-e a de meilleur, et chercher toujours - même si c'est difficile - à faire vivre concrètement les valeurs qui nous sont essentielles : liberté, égalité, fraternité, solidarité... S'interdire la médisance, la malveillance, les attaques personnelles et les coups bas n'est pas un luxe, une forme d'élégance surannée : c'est le fondement de toute action militante digne de ce nom, que ce soit à l'intérieur du groupe ou même à l'extérieur, contre les adversaires. Ce sont les arguments rationnels, mais aussi la tolérance, l'ouverture d'esprit et l'envie de débattre et d'écouter, qui devraient guider tous les militants, à tous les niveaux. Je le répète : au-delà de l'aspect humain, c'est surtout une question d'efficacité !


Je n'ai jamais compris pourquoi la plupart des organisations politiques toléraient la médisance entre militants, alors qu'elle devrait être absolument interdite (notamment sur les listes de discussion par mail), autant que la violence physique, dans l'intérêt de tous : l'oubli de la courtoisie et de la solidarité est profondément destructeur, ce n'est ni plus ni moins qu'une trahison contre le combat mené ensemble.

 

Tout le monde peut commettre des erreurs, ou se laisser aller à une mauvaise parole, ou un acte peu honnête : c'est humain, mais il faut alors avoir le courage de réparer cela, si possible, pour avancer et faire avancer tout le groupe. On ne gagne rien à tromper ou à manipuler les gens : ils s'en aperçoivent vite, et ne vous le pardonnent pas.


Par ces mauvaises pratiques, on décourage aussi de nombreux individus de bonne volonté, qui voudraient s'engager mais sont dégoûtés par ce qu'ils découvrent : je ne pense pas qu'à notre époque, aucune organisation puisse se permettre ces départs de militants de valeur - même si on n'est pas des Bisounours !

 

Et si l'on réécoutait certaines citations célèbres de grandes figures politiques de notre époque ?

 

D'abord l'une de mes préférées, du Tchèque Vaclav Havel : "L'amour et la vérité doivent triompher de la haine et du mensonge." Un peu Bisounours, non ?


Nelson Mandela : "Laissez la haine à ceux qui sont trop faibles pour aimer... Les courageux ne craignent pas le pardon, au nom de la paix... Pour faire la paix avec un ennemi, on doit travailler avec cet ennemi, et cet ennemi devient votre associé." Bons sentiments ! (Avec les exemples de Havel et Mandela, nous voyons que le président d'un pays, ancien prisonnier, aura moins de difficultés à pardonner à ses anciens geôliers que le secrétaire d'un comité local à un autre militant qui se présente contre lui à une élection interne...)


Gandhi : "Soyez vous-même le changement que vous voulez dans ce monde... Je ne m'intéresse qu'aux qualités des gens... La règle d’or de la conduite est la tolérance mutuelle, car nous ne penserons jamais tous de la même façon, nous ne verrons qu’une partie de la vérité et sous des angles différents." Re-Bisounours ! Est-ce qu'il ne faut pas d'abord discréditer et neutraliser ses adversaires (surtout à l'intérieur du parti, puisque c'est le parti qui sélectionne les responsables politiques et les candidats aux élections) ?...


Les grands politiques n'ont pas toujours été tendres, mais ils nous ont transmis une leçon : la véritable intelligence est celle du coeur ; la vraie force en politique grandit par l'amitié dans les relations, la vérité dans le langage et l'unité dans le groupe.

 

E. B.

 

 

 

 

 

 

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